Les Cahiers de l'imaginaire

View Original

Maniac

Maniac par Benjamin Labatut

Le livre est un fascinant mélange de faits et de fiction, explorant la vie et les œuvres de quelques-uns des esprits les plus brillants du XXᵉ siècle. Il se concentre en particulier sur John Von Neumann et ses contributions aux mathématiques, à l'informatique et au développement des armes nucléaires. Labatut tisse un récit qui interroge les implications morales et éthiques des avancées scientifiques, soulignant la frontière ténue entre le génie et la folie.

L'Histoire de Paul Ehrenfest
Le livre s'ouvre avec le récit poignant de Paul Ehrenfest, un physicien réputé pour sa capacité à distiller des idées complexes en vérités fondamentales. La vie d'Ehrenfest a été marquée par son rôle de médiateur dans la communauté scientifique, notamment lors de la conférence de Solvay en 1927, où il s'est tenu entre des géants comme Einstein et Bohr. Malgré son immense intelligence, Ehrenfest a lutté avec les implications philosophiques de la mécanique quantique. Cependant, c'est la montée du nazisme et la persécution croissante des Juifs qui ont profondément contribué à son désespoir, le menant finalement au meurtre de son fils handicapé et à un suicide tragique. Cette histoire met en lumière le coût humain du progrès scientifique et les bouleversements sociaux de l'époque.

John Von Neumann : le visionnaire derrière le MANIAC
La vie de John Von Neumann incarne la puissance de l'intellect et de la vision. Né à Budapest en 1903, il était un enfant prodige, capable de lire à deux ans et de converser en grec ancien à six ans. Sa jeunesse fut marquée par un incident où il brûla les cheveux de son professeur d'escrime, ce qui lui valut une punition de son père qui l'enferma dans une bibliothèque. C'est là qu'il a découvert le calcul infinitésimal, dévorant une trentaine de volumes, ce qui fit naître une passion durable pour les mathématiques.

À seulement 22 ans, il accomplit l'exploit de mener deux doctorats en parallèle, l'un en mathématiques à l'Université de Budapest et l'autre en ingénierie chimique à l'ETH Zurich. Fortement influencé par David Hilbert, qui cherchait à fonder les mathématiques sur un système d'axiomes universels, Von Neumann développa une approche rigoureuse et théorique. Sa thèse, concise, démontre déjà sa capacité à simplifier des idées complexes en principes fondamentaux. Cette capacité se retrouve dans son œuvre fondatrice de 1932, Les Fondements mathématiques de la mécanique quantique.

À cette époque, Von Neumann aimait répété : « Tous les processus qui sont stables, nous les prédirons ; tous les processus qui sont instables, nous les contrôlerons »​.

Cependant, la rencontre de Von Neumann avec Kurt Gödel, dont les théorèmes d'incomplétude ont fondamentalement remis en question les bases des mathématiques, a marqué un tournant dans son parcours intellectuel. Gödel révéla des limites inhérentes aux systèmes formels, poussant Von Neumann à abandonner sa vision initiale pour explorer des domaines plus appliqués où ses capacités pouvaient avoir un impact immédiat.

Cette transition a coincidé avec la montée du nazisme en Europe et la persécution croissante des Juifs ont poussé Von Neumann à quitter l'Allemagne, où il avait d'abord travaillé, pour s'installer aux États-Unis en 1937. Il renonça à son poste de professeur à Berlin avant que les nazis n'expulsent officiellement les universitaires juifs en 1933 et déclara publiquement qu’il ne soutenait plus la Société mathématique allemande.

Aux États-Unis, Von Neumann rejoint l'Institute for Advanced Study à Princeton, un refuge pour de nombreux intellectuels fuyant l'Europe. Là, il devint rapidement une figure de proue dans les domaines des mathématiques et des sciences, apportant des contributions déterminantes à la mécanique quantique, à la théorie des jeux, et à l'informatique. Expert en hydrodynamique et en théorie des ondes de choc, il joua un rôle clé dans le projet Manhattan, où il contribua à la conception du mécanisme d'implosion pour la bombe atomique et calcula l'altitude optimale pour maximiser l'effet destructeur de la détonation. Cette implication dans le développement de la bombe à hydrogène ouvrit la voie à ses travaux visionnaires sur le MANIAC, un ordinateur révolutionnaire qui allait transformer les capacités de calcul et l'exploration scientifique.

Einstein, qui côtoyait Von Neumann à Princeton, a un jour fait un commentaire révélateur à son sujet : « Il se transforme en arme mathématique »​. Ce commentaire d’Einstein reflète la perception de Von Neumann comme une intelligence si puissante et analytique qu’elle s’apparentait à une arme en soi, soulignant son influence dans les domaines où il a exercé son génie.

MANIAC

L'expertise de Von Neumann en hydrodynamique et en théorie des ondes de choc se révèle cruciale pour le projet Manhattan, où il participe non seulement à la conception du mécanisme d'implosion de la bombe atomique, mais calcule aussi l'altitude optimale de détonation pour maximiser la puissance destructrice de l'onde de choc. Ce rôle déterminant dans le développement de la bombe à hydrogène ouvre la voie à son travail visionnaire sur le MANIAC, un ordinateur révolutionnaire qui allait transformer les capacités de calcul et l'exploration scientifique.

La vision de Von Neumann de mathématiser tous les domaines de la pensée humaine aboutit au développement du MANIAC (Mathematical Analyzer, Numerical Integrator, And Computer) à Princeton au début des années 1950. Ce projet novateur ne constitue pas seulement une prouesse technologique, mais incarne aussi le pouvoir transformateur du calcul. Le MANIAC est conçu pour résoudre des problèmes apparemment insolubles, avec des applications potentielles qui ne se révéleront qu’une fois la machine opérationnelle.

La construction du MANIAC est une tâche monumentale, nécessitant cinq années d’efforts intenses. Décrit comme une machine à la fois belle et capricieuse, le MANIAC ressemble à un moteur V40 turbochargé enfermé dans un immense métier à tisser. Ses dimensions sont relativement modestes pour l'époque, mesurant 1,8 mètre de haut, 0,6 mètre de large et 2,4 mètres de long.

Implication militaire et progrès scientifiques

Le développement du MANIAC est largement financé par l'armée, Von Neumann ayant réussi à les convaincre des avantages stratégiques de calculs accélérés, en particulier pour le développement d'armes nucléaires. La première mission majeure du MANIAC consiste à effectuer des calculs thermonucléaires complexes pour la bombe à hydrogène, fonctionnant en continu pendant deux mois et traitant plus d'un million de cartes perforées.

Cependant, le MANIAC n’est pas seulement un outil de destruction ; il devient également un catalyseur de progrès scientifique. Il permet d’explorer de nouveaux horizons scientifiques, comme la simulation de l'évolution de la vie à l'intérieur d'un ordinateur, expérience tentée par Nils Aall Barricelli. La capacité du MANIAC à effectuer des simulations massives est essentielle pour confirmer la faisabilité du modèle Teller-Ulam de la bombe à hydrogène.

Héritage et fin d'une ère

Le travail de Von Neumann sur le MANIAC a posé les bases de l'informatique moderne. L'architecture et les concepts développés pour le MANIAC influencent les générations d'ordinateurs qui suivront, en faisant un point de repère dans l'histoire de la technologie. Cependant, la vie de Von Neumann est écourtée par un cancer, et il décède en 1957 à l'âge de 53 ans. Malgré sa mort prématurée, son héritage perdure à travers ses contributions aux mathématiques, à l'informatique et aux sciences.

Peu de temps après sa mort, le MANIAC est démantelé, marquant la fin d'une ère. Le 15 juillet 1958, Julian Bigelow, qui avait travaillé en étroite collaboration avec Von Neumann, débranche l'unité de contrôle du MANIAC, mettant ainsi fin à son fonctionnement. Le démantèlement du MANIAC reflète la nature éphémère de la gloire technologique et l’inévitable marche du progrès. Pourtant, l'héritage du MANIAC et les idées visionnaires de Von Neumann continuent de résonner dans le paysage technologique actuel, alors que ses concepts d'intelligence artificielle et de machines auto-réplicatives deviennent de plus en plus pertinents.

Jeux et compétitions de Go avec AlphaGo

La dernière partie du livre de Labatut explore le monde de l'intelligence artificielle, en se concentrant sur le développement révolutionnaire d'AlphaGo par DeepMind. Cette section aborde les implications profondes de l'IA, qui dépasse les capacités humaines dans le jeu ancien et complexe du Go, longtemps considéré comme le summum de l'intuition et de la stratégie humaine.

AlphaGo est l'œuvre de Demis Hassabis, ancien prodige des échecs, qui s'est tourné vers l'intelligence artificielle. Le programme est conçu pour apprendre et s'améliorer par auto-apprentissage, utilisant une combinaison de réseaux de neurones et d'apprentissage par renforcement pour maîtriser le jeu de Go. Au départ, AlphaGo a été entraîné sur une vaste base de données de parties jouées par des humains, apprenant à imiter les stratégies et les décisions humaines. Mais sa véritable force est apparue lorsqu'il a commencé à jouer contre lui-même, affinant ses stratégies au-delà de la compréhension humaine.

Le récit met en lumière les matchs historiques entre AlphaGo et les meilleurs joueurs humains, dont Lee Sedol et Ke Jie. Lee Sedol, champion sud-coréen de Go, a affronté AlphaGo lors d'une série de matchs très médiatisée en 2016. Malgré son expertise et son expérience, Lee a été battu dans quatre des cinq parties, les mouvements innovants et non conventionnels d'AlphaGo remettant en question des siècles de tradition du Go.

Après sa victoire sur Lee Sedol, AlphaGo a ensuite vaincu Ke Jie, le joueur de Go le mieux classé au monde à l'époque, renforçant encore son statut de redoutable adversaire IA. Ces matchs ne se résumaient pas seulement à une question de victoire ; ils représentaient un jalon important dans le développement de l'IA, montrant le potentiel de l'apprentissage automatique pour atteindre des performances surhumaines dans des tâches complexes.

L’extraordinaire roman de Benjamin Labatut se termine par des réflexions sur les avancées de l'IA, en se questionnant sur l'avenir des interactions homme-machine et les considérations éthiques qui surgissent à mesure que l'IA continue d'évoluer. L'histoire d'AlphaGo est un rappel puissant de l'impact transformateur de la technologie et des nouveaux paradigmes qu'elle introduit dans les domaines humains traditionnels.


MANIAC par Benjamin Labatut