La technique a toujours été une extension de notre humanité, façonnant notre manière d'exister et notre relation au monde. Dans cet article, nous explorons les perspectives du philosophe Bernard Stiegler sur le rôle crucial de la technique dans la définition de ce que signifie être humain. Les outils numériques agissent comme médiateurs dans nos interactions, comportant des implications complexes, tantôt opportunités, tantôt menaces pour notre développement.

La pub d’Apple qui a fait scandale !

La récente publicité Crush de l'iPad Pro d'Apple, suggérant une tablette révolutionnaire au point de se substituer à tous les outils de création a déclenché une controverse majeure dans le monde de la création et de la tech.

L'annonce montre des outils écrasés par une presse hydraulique, symbolisant une simplification qui a été perçue comme insultante pour les créatifs. Face à la portée des protestations, Apple a dû s’excuser. Tor Myhren, le vice-président marketing, a reconnu qu’ils avaient « raté la cible » et que cette publicité étaient désormais retirée (si vous ne l’avez pas visionnée, il y a un lien dans les notes en bas de page).*

La bévue d’Apple a provoqué des discussions sur la réalité de l'impact de la technologie sur les métiers traditionnels et les processus de création. Un moment opportun pour réfléchir à ces questions et relire le livre du philosophe Bernard Stiegler, publié en 2016, La technique et le temps.

La technicité comme Extension de notre Humanité

La technologie, ou plutôt la technicité, est une expression de notre humanité, une extension de notre capacité créative et de notre mémoire collective.

Les outils numériques, des archives Internet aux plateformes des médias sociaux, agissent comme médiateurs dans notre relation au monde, modifiant notre existence, tout comme les médicaments peuvent guérir ou empoisonner. C’est du moins l’opinion du philosophe Bernard Stiegler.

L'Essence de la Technologie selon Bernard Stiegler

Toujours selon Stiegler, nous voyons le monde à travers des écrans parce que notre existence humaine est intrinsèquement liée aux techniques qui non seulement façonnent notre compréhension du monde, mais également notre manière d'être au monde. Cette relation nous offre à la fois des opportunités extraordinaires de développement et des défis significatifs concernant notre autonomie et notre capacité à envisager et à construire un avenir différent.

La Technicité comme Fondement de l'Expérience Humaine

Notre interaction avec le monde par la fabrication et l'utilisation de technologies est un trait distinctif de l'expérience humaine. Il ne s’agit pas simplement d’une conséquence de l'avènement des outils digitaux; ce trait plonge ses racines dans une compréhension plus profonde et fondamentale de ce que signifie être humain. Pour Stiegler, ce sont les techniques — le fait de fabriquer et d'utiliser des outils et des technologies — qui nous rendent humains.

Technologie et Processus Créatif

Cette perspective repose sur plusieurs idées clés :

➤ L'essence de la technique comme processus créatif

Stiegler, s'appuyant sur les idées de Martin Heidegger, soutient que l'essence de la technologie ne réside pas dans les appareils ou les outils spécifiques eux-mêmes, mais plutôt dans un processus créatif ouvert et dans notre relation avec ces outils. Cette relation transcende la simple utilité ou fonctionnalité des technologies pour toucher à la manière dont elles façonnent notre expérience au monde et notre existence.

➤ Technicité comme Extension de l'Humain

Les outils et technologies que nous développons sont vus comme des extensions de nos capacités humaines, nous permettant de surmonter nos limites biologiques et d'explorer de nouvelles façons de vivre, de penser et de communiquer.

➤ Pharmakon : Technologie comme Remède et Poison
Reprenant le concept de "pharmakon" de Derrida, Stiegler décrit la technologie comme ayant à la fois le potentiel de guérir et de nuire. Les technologies peuvent enrichir notre existence, mais aussi contribuer à notre aliénation et à la standardisation de notre expérience au monde.

➤ L'Impact Social et Politique des Technologies Numériques
Au cours de la dernière décennie, les avancées rapides des technologies homme-machine ont grandement affecté plusieurs domaines comme la médecine, le divertissement, l'industrie et la vie quotidienne. Cela s'est traduit par l'apparition d'interfaces cerveau-ordinateur, d'assistants virtuels performants, de la réalité augmentée (RA) et virtuelle (RV), de robots collaboratifs, de technologies portables (wearables), d'exosquelettes et de véhicules autonomes.

➤ Homo Faber : L'Homme Artificier et Artisan
Cette manière d’envisager la place qu’occupe la technologie dans nos vies renvoie à une définition de l’homme qui est fréquemment utilisée : Homo Faber. L'expression signifie littéralement l'homme qui fabrique ou l'homme artisan en latin. Elle désigne la capacité humaine à contrôler et manipuler l'environnement à travers l'utilisation d'outils et la fabrication d'objets. Cette notion souligne l'importance de la technologie et de la création technique dans la définition de ce qui nous rend humains.

Revisité le Mythe de Prométhée

La Dualité de la Technologie

Le mythe de Prométhée, tel que raconté par Hésiode, est fondamental dans de nombreux récits culturels et philosophiques sur les origines de l'humanité et la nature de l'ingéniosité humaine. Prométhée, contrairement à son frère Épiméthée, a choisi de donner aux humains un outil (le feu) qui symbolise la connaissance, la civilisation et le pouvoir sur la nature.

Le Formatage des Consciences et des Comportements

Les technologies, en particulier les réseaux numériques, deviennent des instruments de lutte dans une guerre commerciale mondiale pour la conquête des marchés d'idées et de comportements. Ce processus aboutit à la domination de certains modèles comportementaux qui s'imposent à travers les marchés mondiaux.

Hyperindustrialisation et Influences Culturelles
L’hyperindustrialisation transforme profondément les industries culturelles, intégrant et standardisant non seulement les produits culturels mais également les modes de vie et les comportements au sein d'une économie de marché globale. Cette intégration souligne la transformation des individus et des collectivités en consommateurs de produits et de modes de vie standardisés, influençant leur manière de penser et d'agir.

Que pensait Freud de tout cela à son époque ? 

Voici ce que Freud dit des innovations technologiques dans Malaise dans la civilisation :

« Elles (les innovations technologiques) sont la réalisation directe de tous — non de la plupart des souhaits forgés dans les contes, ces œuvres dont grâce à sa science et à sa technique l'homme a su enrichir cette Terre où il est apparu tout d'abord comme une chétive créature proche de l'animal, où chaque rejeton de sa race doit encore faire son entrée à l'état de nourrisson totalement impuissant  O inch of nature20 ! Et l'homme peut à bon droit les considérer comme des conquêtes de la civilisation. Il s'était fait depuis longtemps un idéal de la toute-puissance et de l'omniscience, et il l'incarnait en ses dieux. Il leur attribuait tout ce qui lui demeurait inaccessible, ou lui était interdit. On peut donc dire que ces divinités étaient des « idéals culturels ». Maintenant qu'il s'est considérablement rapproché de cet idéal, il est devenu lui-même presque un dieu. Mais seulement, en vérité, à la manière dont les humains savent en général atteindre à leurs types de perfection, c'est-à-dire incomplètement : sur certains points pas du tout, sur d'autres à moitié. L'homme est devenu pour ainsi dire une sorte de « dieu prothétique », dieu certes admirable s'il revêt tous ses organes auxiliaires, mais ceux-ci n'ont pas poussé avec lui et lui donnent souvent bien du mal. Au reste, il est en droit de se consoler à l'idée que cette évolution ne prendra précisément pas fin avec l'an de grâce 1930. L'avenir lointain nous apportera, dans ce domaine de la civilisation, des progrès nouveaux et considé­rables, vraisemblablement d'une importance impossible à prévoir ; ils accentueront toujours plus les traits divins de l'homme. Dans l'intérêt de notre étude, nous ne voulons toutefois point oublier que, pour semblable qu'il soit à un dieu, l'homme d'aujourd'hui ne se sent pas heureux. »

En écrivant ces lignes en 1930, Freud ne se doutait pas à quel point, ce sentiment serait accentué au fils des décennies. Pourtant, notre première raison d’exister ne serait-elle pas de ressentir plus de joie au quotidien ? Ne sommes-nous pas sur terre pour vivre des expériences créatrices stimulantes ?

Si dans l'esprit d'Homo Faber et de la tradition des bâtisseurs et innovateurs qui nous ont précédés, vous embrassiez pleinement votre capacité de façonner le monde, quel est l’outil ou la technologie que vous aimeriez créer qui pourrait enrichir votre vie quotidienne ou celle de vos proches ou vos communautés ? Quel est l’outil qui pourrait contribuer, un peu plus, à votre bonheur ?

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Références :
Bernard Stiegler’s philosophy on how technology shapes our world, Aeon Essays

Bernard Stiegler, La technique et le temps, 2016

Bernard Stiegler, Vidéo À quoi sert l’art ?  2016

Sigmund Freud, Malaise dans la civilisation, 1930

Wearable AI will it put our smartphones out of fashion Wearable technology. The Guardian

*Le lien de la pub d’Apple, 2024