Les Cahiers de l'imaginaire

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<strong>Le fabuleux 🟨</strong> OLIVER SACKS

Qui ne connaît pas le fabuleux Dr Sacks et ses contes cliniques ?

Surtout depuis son essai : L'homme qui prenait sa femme pour un chapeau mis en scène à Londres, de manière admirable, par Peter Brook.

Dans ce livre, le Dr Sacks décrit de bizarres affections qui atteignent ses patients dans leur corps, leur personnalité la plus intime et dans l'image qu'ils ont d'eux-mêmes. Il nous fait découvrir des créatures étranges : un marin qui, ayant perdu la notion du temps, vit prisonnier d'un instant perpétuel ; un homme qui se prend pour un chien et renifle l'odeur du monde ; un musicien qui prend pour un chapeau la tête de sa femme et bien d'autres histoires.

Et que dire d'Awakenings (L'éveil, cinquante ans de sommeil) qui a aussi fait l'objet d'un film américain avec Robert De Niro dans le rôle du patient et Robin Williams dans le rôle du Dr Sacks. Ce livre a inspiré l'excellente pièce (A Kind of Alaska) écrite par le non moins célèbre Harold Pinter.

Pour ceux et celles qui n'ont pas lu le livre ou vu le film :

« Durant l'hiver 1916-1917 éclata une épidémie de « maladie du sommeil » (encéphalite léthargique) présentant les symptômes parkinsoniens les plus graves. Beaucoup de malades moururent ; d'autres s'enfoncèrent dans un état léthargique étrange et définitif-immobiles, souvent muets, emprisonnés dans un temps pétrifié. Ces patients incurables, Oliver SACKS les retrouve plusieurs décennies après, dans un asile de la banlieue new-yorkaise où il travaille à partir du milieu des années 60. En 1967 apparaît une drogue (la L-Dopa), qui a pour effet de réveiller ces patients ; ils se remettent à parler, à marcher, retrouvent le goût de vivre... mais certains sont en proie à des hallucinations, des délires paranoïaques, érotomaniaques. L'unité de leur personnalité se brise en une foule de « sous-moi », parfois effrayants, en lesquels ils ne se reconnaissent plus. Faut-il arrêter la L-Dopa ? Diminuer la dose ? Ce sont les problèmes dramatiques auxquels Oliver Sacks sera confronté. Extrêmement émouvant dans le récit du destin de ces patients, le livre comporte aussi une réflexion théorique qui débouche sur des questions essentielles concernant la santé et la maladie, considérée non plus comme un corps étranger qu'on « attrape », mais comme un état du « soi », ayant sa propre logique. »

Neurologue et écrivain prolifique, le Dr Sacks n'a cessé de publier en pratiquant la médecine : Des yeux pour entendreUn anthropologue sur mars, L'ile en noir et blancMusicophilia, le cerveau, la musique et vous...  Il a l'art d'écrire des récits bouleversants décrivant chaque personne dans ce qu'elle a de plus unique et singulier.

Il s'est aussi pris lui-même comme sujet, partageant en détail ses propres expériences. Dans Sur une Jambe : « Au cours d’une excursion en Norvège, Oliver Sacks fait une chute : rupture des tendons du quadriceps, un des muscles de la cuisse. Il est recueilli dans la montagne par des chasseurs, hospitalisé, soumis à des examens médicaux, opéré, mais…il ne parvient pas à recouvrer l’usage de sa jambe. Elle ne veut plus bouger, il ne la sent plus, la voit comme un corps mort, incongrûment rattaché à son corps. Médicalement, la machine est réparée ; pourtant, si Oliver Sacks a retrouvé son intégrité corporelle, le voici confronté à un phénomène étrangement inquiétant : l’amputation d’une partie de l'image du corps. Un tel phénomène semble ne plus relever de la médecine classique : mais de quoi relève-t-il alors ?

Sacks décrit la détresse dans laquelle il s’enfonce, dont la traversée sera pour lui une expérience essentielle, et finalement régénératrice. C’est par la musique qu’il pourra retrouver l’image de cette jambe perdue. Peut-être parce que l’image de soi est elle-même tissée de rythmes, et que cette harmonisation a quelque chose de musicale. »

Dans l'Odeur du si Bémol. L'univers des hallucinations, il explique être devenu neurologue à cause de ses migraines, sujet de son premier livre :

« Dès ma plus tendre enfance, j'ai été sujet à des crises de migraines visuelles, occasionnellement auditives ou offalctives. Il est terrifiant de voir ainsi l'univers détruit puis reconstruit en l'espace de quelques secondes. J'ai eu la preuve très tôt que le monde était une construction : il est fabriqué par nos cerveaux. Un autre événement de l'enfance qui a marqué mon parcours : la schizophrénie de l'un de mes frères. Notre jeunesse n'a pas été facile, mais je suis devenu à peine névrosé, lui est devenu schizophrène. Que se passe-t-il dans le cerveau pour prédisposer quelqu'un à l'être ? Cette question n'a cessé de me hanter. »

Il considère que c'est la providence qui a mis sur sa route des patients aux maux étranges, capables d'en parler clairement. Dans L'Ĺ“il de l'esprit, Oliver Sacks évoque des personnes qui parviennent à se déplacer dans le monde et à communiquer avec autrui bien qu’elles aient perdu des aptitudes que beaucoup d’entre nous tiennent pour indispensables : la perception tridimensionnelle de l’espace, la capacité de reconnaître les visages, la possibilité de lire, le sens de la vue... Pour tous, le défi à relever consiste à s’adapter à un mode d’être totalement différent.

Il y a Lilian, pianiste de concert qui devient incapable non seulement de lire la musique, mais même de reconnaître les objets quotidiens ; Sue, neurobiologiste qui n’a jamais vu en trois dimensions avant d’acquérir soudain, à plus de cinquante ans, une vision stéréoscopique ; Howard, romancier prolifique qui parvient à continuer à écrire après l’accident vasculaire cérébral qui lui a ôté la possibilité de lire ; il y a enfin le Dr Sacks lui-même, qui raconte l’histoire de son propre cancer oculaire et décrit les effets déconcertants de sa perte de vision de l’œil droit. L’Œil de l’esprit témoigne de la complexité de la vision et du cerveau tout autant que de la force de la capacité humaine d’adaptation. Il nous montre comment, à partir de la perception, le cerveau organise une vision cohérente et intelligible, comment cette construction peut être perturbée, et comment pourtant—même alors—on peut continuer à vivre, voire explorer des mondes nouveaux.

La pièce maîtresse est parue au mois de mai 2015, Oliver Sacks. On the move. A LIfe est bien plus qu'une autobiographie, ce livre sera sans doute traduit en plusieurs langues et viendra s'ajouter aux autres best-sellers de ce clinicien hors du commun profondément humaniste. Après le 'On the road' de Jack Kerouac, le 'On the move' d'Oliver Sacks (titre inspiré du recueil de son ami poète Thom Gunn, The sense of movement, à qui il doit d'être un meilleur écrivain), deviendra assurément un livre culte pour tous les médecins, écrivains, chercheurs assoiffés d'expériences humaines et d'une vie pleinement vécue. 

Si vous êtes en quête de modèles inspirants.... faites l'exercice : Plongez dans cette odyssée au pays des sens, de la connaissance et des humains. Je parie—quels que soient vos projets—que vous aurez un surplus d'énergie pour les réaliser.

Né à Londres en 1933, le neurologue, diplômé d'Oxford, fils de parents médecins (formés en neurologie) dont la mère a été une des premières femmes chirurgiennes d'Angleterre est un fabuleux conteur, qui a su, comme personne d'autre, écouter ses patients et leur donner une voix alors que leur maladie ou leur handicap les avait rendus invisibles. Grand voyageur, nageur, homme de terrain et de compassion, il a fait évoluer notre compréhension du cerveau et des maladies neurologiques. « Peut-être était-ce inévitable que je devienne à la fois médecin et conteur. »  écrit-il dans L'Ĺ“il de l'esprit. À la maison, avec deux grands frères médecins généralistes comme leur père et un petit frère schizophrène, on parlait souvent médecine, mais jamais comme des cas cliniques, plutôt comme des histoires de vie, des biographies, les maladies étant un moment difficile, une épreuve ou un revers de fortune. C'est cette grande humanité qui transpire dans tout ce qu'accomplit cet homme d'exception qui nous touche tant.

Pour le Dr Sacks, ce qui importe ce sont les rencontres avec ces hommes et ces femmes, pour les comprendre, les soigner et partager les connaissances acquises avec le plus grand nombre. Il s'étonne que ses cas cliniques soient lus comme des nouvelles.  Après la parution de ses premiers livres, des centaines de personnes ont commencé à lui écrire en décrivant leurs propres symptômes. Cela lui a permis d'élargir sa pratique et de découvrir d'autres cas rares et intéressants. Il est reconnaissant à tous ses patients pour leur partage d'expériences qui ont permis de mieux comprendre les mécanismes complexes qui se produisent dans notre cerveau et l'étonnante capacité que nous avons à nous adapter au handicap et à le dépasser. Ses livres sont un hommage à la créativité dont nous pouvons tous faire preuve. 

Un de ses anciens professeurs a dit : « Oliver Sacks ira loin s'il ne va pas trop loin. » Sa première passion fut la chimie et les métaux, il a mené les expériences jusqu'à l'explosion ! Expériences qu'il raconte en détail dans Oncle Tungstene où « il évoque son enfance dans l'Angleterre de la guerre, au sein d'une famille de scientifiques, et sa fascination précoce pour les métaux. Puis ce sont les années de pensionnat, sans bonheur, mais où se développe le goût de l'exploration intellectuelle qui devait marquer sa vie entière. Enfin le retour à Londres, où l'enfant, privé d'affection, trouvera un réconfort dans le jardin secret de la chimie, qui lui parle des métaux, des gaz, des éléments, de la matière et de l'ordre caché des choses. Oncle Tungstène raconte l'histoire d'un enchantement et la façon dont il a façonné une vie : la science est unie à l'enfance par un lien essentiel - elle en tire sa profondeur humaine et sa poésie. »

Pendant sa jeunesse, la moto fut sa deuxième passion. Oliver Sacks a traversé le continent américain sur sa BMW R75. Des libraires néo-zélandais en ont même déniché une pour souligner le lancement de son autobiographie.

Photo publiée sur le blog d'Oliver Sacks.

Pendant la fin de ses années d'internat en Californie, il s'est passionné pour l'haltérophilie au point de participer à des compétitions ! Le Dr Sacks décrit sa lutte contre son addiction aux drogues qu'il a prises par curiosité, mais surtout par plaisir, insiste-t-il. Comme il le dit lui-même, il a des enthousiasmes violents et des passsions sans modération. Heureusement, chaque fois, il a su s'arrêter juste avant d'aller trop loin.

Photos publées sur le blog d'Oliver Sacks.

J'ai découvert la publication de On the Move : A Life en lisant le très émouvant billet du Dr Sacks dans le New York Times en février dernier. Quelques lignes qui ont émue l'Amérique. Les médecins venaient de lui annoncer que le cancer, dont les traitements de radiothérapie lui avaient fait perdre un Ĺ“il il y a neuf ans, gagnerait cette fois la bataille. « Il y a un mois, je me sentais en bonne santé, en très bonne santé même. À 81 ans, je nage toujours chaque jour plus d'un kilomètre et demi, mais ma chance m'a abandonné. Il y a un mois on a découvert que j'avais des métastases multiples dans le foie. »

Il ne se plaint pas pour autant. Au contraire, il est reconnaissant à la vie pour ces neuf années de santé, de productivité et de bonheur. « Maintenant qu'on ne peut plus stopper la maladie, écrit-il, « c'est à moi de décider comment je dois vivre les mois qui me restent à vivre de la façon la plus profonde, la plus riche, la plus productive possible. (...) J'ai été capable de considérer ma vie, comme si je la voyais à partir d'une haute altitude, une sorte de paysage et avec la sensation de plus en plus profonde d'une relation entre chacun de ses fragments, cela ne signifie pas que j'en ai fini avec la vie, au contraire, je me sens intensément en vie et je veux et j'espère durant le temps qu'il me reste approfondir mes amitiés, dire au revoir à ceux que j'aime, écrire encore et voyagé si j'en ai la force et parvenir à de nouveaux niveaux de compréhension et d'intuition. Cela impliquera de l'audace, de la clarté et à parler franc, tenter de me mettre en règle avec le monde.

Mais il y aura du temps aussi pour un peu de divertissement et même pour quelques bêtises. Je ressens soudain une concentration et une vision claires des choses. Il n'y a pas de temps pour quoi que ce soit de superflu, je dois me focaliser sur moi-même, mon travail, et mes amis. (...) J'attache toujours une profonde importance aux conflits du Moyen-Orient, au réchauffement climatique, aux inégalités croissantes, mais ces problèmes ne sont plus mon affaire, ils appartiennent au futur. Je me réjouis quand je rencontre des jeunes de talent, même celui qui a réalisé l'analyse de ma biopsie et de mes métastases, je sens que l'avenir est entre bonnes mains. J'ai été de plus en plus conscient, ces dix dernières années, de la disparition de mes contemporains. Chaque mort, je l'ai ressenti comme une déchirure, comme un arrachement d'une part de moi-même, il n'y aura personne de semblable à nous quand nous aurons disparu, mais il est vrai qu'il n'y a aucune personne qui ne ressemble à une autre. Jamais. Quand les gens meurent ils ne peuvent être remplacés. Ils laissent des trous qui ne peuvent être remplis parce que c'est le destin, le destin génétique et le destin neurologique de chaque être humain d'être un individu unique, de trouver son chemin, de vivre sa propre vie et de mourir sa propre mort. Je ne peux pas prétendre être sans peur, mais mon sentiment dominant est un sentiment de gratitude. J'ai aimé et été aimé. J'ai reçu beaucoup et j'ai donné en retour. J'ai lu et voyagé et pensé et écrit. J'ai eu une relation au monde, cette relation spéciale au monde qu'est celle des écrivains et des lecteurs. Plus que tout, j'ai été doté de sensibilité, un animal pensant sur cette belle planète ce qui a été en soi un énorme privilège, une extraordinaire aventure. » 

Il a raison. Un monde disparaîtra avec lui. Qui écrira encore autant de livres de manière manuscrite ? C'est à peine croyable d'imaginer qu'il a pu écrire tous ces livres ainsi qu'une volumineuse correspondance et de multiples journaux avec une plume. Une époque révolue quand on pense que la Finlande a décidé, cette année, de ne plus apprendre aux enfants à écrire de manière manuscrite.

« J'ai commencé à tenir un journal quand j'avais quatorze ans, » explique celui qu'on surnommait Inky tant il était consommateur de papier et de plumes. « Au dernier décompte, je dois en avoir près d'un millier. Ils sont tous de formes et de tailles différentes, de petits de poche que je porte sur moi à d'énormes tomes. Je garde toujours un carnet à mon chevet pour transcrire mes rêves et mes pensées nocturnes, et je cherche à en avoir un près de la piscine ou au bord du lac ou de la mer ; la natation est aussi très 'productive' de pensées que je dois noter, surtout si elles se présentent, comme c'est le cas parfois, sous forme de phrases ou de paragraphes entiers... Mais la plupart du temps, je regarde rarement mes journaux... L'acte d'écrire se suffit à lui-même ; il sert à clarifier mes pensées et mes sentiments. L'acte d'écrire est une partie intégrante de ma vie mentale ; mes idées émergent pendant l'écriture. Ces notes ne sont pas écrites pour d'autres, et je ne les regarde habituellement pas moi-même, mais ce mode d'expression m'est indispensable pour entretenir un dialogue avec moi-même.

La nécessité de réfléchir sur le papier ne se limite pas aux carnets. Cela se propage sur le dos des enveloppes, les menus, n'importe quel bout de papier à portée de main. Je transcris souvent les citations qui me plaisent ou je les tape sur des morceaux de papier de couleur vive et je les épingle sur un tableau. »

Les livres d'Oliver Sacks sont comme de longues lettres : « J'aime penser qu'un livre est une lettre adressée à tous—ou, du moins, à tous ceux que cela intéresse. » Si vous écrivez et qu'il vous arrive de souffrir de l'angoisse de la page blanche, rassurez-vous, le prolifique Dr Sack souffre aussi de cette angoisse intimement liée au processus créatif comme l'est le trac pour les comédiens.

Il a toujours su qu'il voulait écrire. Son maître, celui qui l'a le plus inspiré, a été le neurologue russe, Alexandre R Luria (Une prodigieuse mémoire) qui avait lui-même été très impressionné par les portraits imaginaires de l'auteur britannique, Walter Peter. C'est d'ailleurs ce qui lui a donné l'idée de présenter ses cas cliniques sous forme de portraits non imaginaires qui à leur tour ont inspiré Oliver Sacks. Sa mère, une conteuse extraordinaire, l'a aussi aidé à trouver son style pour écrire ses premières histoires. Il a aussi été influencé par Sigmund Freud, doué pour mettre en scène ses patients et l'interprétation de leurs rêves, mais il s'en distingue. Il écrit un livre, en ce moment, en contradiction avec celui du père de la psychanalyse : face à La psychanalyse de la vie quotidienne, il envisage la publication d’un livre qui s’intitulera La nouvelle psychopathologie de la vie quotidienne.

Bien qu'il préfère l'organique et le biologique, le docteur Sacks s'est toujours intéressé à la psychologie, la psychiatrie et la psychanalyse, il aime répéter que ses cinquante ans de psychanalyse avec le Dr Leonard Shengold lui ont appris à écouter ses patients attentivement. Il conseille à tous les médecins de bien prendre le temps d'écouter avant d'émettre un diagnostic trop rapide qui peut souvent s'avérer erroné. « L’écoute, c’est essentiel, c’est ce que les psychanalystes appellent l’écoute avec la troisième oreille, c’est-à-dire l’intuition. La troisième oreille, ce n’est pas ce que dit (ou ne dit pas d'ailleurs) le patient, mais ce qu’il ressent ».

Le poète de la médecine comme l'a surnommé The New York Times s'est toujours passionné pour le vivant. Dès ses premières années à Oxford, il était un fervent admirateur de Darwin. Avec du recul, on peut dire qu'il a observé ses patients et leur cerveau et s'est observé lui-même avec autant d'attention que Darwin l'avait fait avec les espèces animales. Le Dr Sacks aura aussi énormément contribué, grâce à son travail de terrain et ses publications, à faire évoluer le domaine des neurosciences. Lors d'une interview avec Laure Adler sur France Culture qui lui demande comment il choisit ses patients, il répond qu'il ne choisit pas ses patients. Il se rend à la Congrégation Les petites sĹ“urs des pauvres à New York—congrégation fondée en Bretagne à Saint-Servan-sur-mer, (amusante coïncidence, c'est à quelques rues d'où j'ai habité de 2009 à 2015). Il soigne les personnes qu'on lui présente. Le Dr Sack se définit comme un travailleur, un journalier : « Je viens avec mes outils et mon cerveau, je les examine, les écoute et les soigne. Je choisis toutefois les patients sur lesquels je vais écrire, les sujets qui feront de bonnes histoires pour illustrer mes propos. »

Autre grand intérêt de ce livre, on peut suivre l'ordre dans lequel ses ouvrages ont été écrits par rapport aux cas cliniques qu'il a étudiés et ce qu'il a expérimenté dans sa vie personnelle. Il est fascinant de suivre les échanges qu'il a entretenus avec les grands penseurs et scientifiques du domaine des neurosciences ou de la psychologie : Allant de son maître à penser, le neurologue russe, Alexandre Luria à Stephen Jay Gould, Semir Zeki, Francis Crick en passant par Jérôme Bruner.

Son grand moment d'épiphanie comme il le dit, il l'a eu grâce à Gerald Elderman : « un authentique génie et un grand penseur sur le thème du cerveau et de l'esprit, malheureusement décédé aujourd'hui ». Elderman est l'auteur de Neural Darwinism, The Theory of Neuronal Group Selection. Le Dr Sacks raconte une soirée parfaite à Florence après une conférence à laquelle les deux hommes participaient. Au cours de ce dîner avec Gerry comme il l'appelle, le grand théoricien était plus détendu que lors de leur première rencontre à New York. Il lui a expliqué, en termes clairs, sa théorie. Le Dr Sacks avait lu Neural Darwinism et l'avait annoté en y associant de nombreux cas pratiques, mais il se posait encore énormément de questions. Après ce repas, en regardant le soleil se coucher, il écrit : « Dieu merci, j'ai vécu pour entendre cette théorie. J'imaginais ce que beaucoup de gens ont dû ressentir en 1859 lorsque L'Origine est sorti. L'idée de la sélection naturelle était étonnante mais, une fois qu'on y réfléchit, elle est évidente. De même, lorsque je saisis ce qu'Edelman venait de m'expliquer, je pensais , « C'est extrêmement stupide de ma part de ne pas y avoir pensé moi-même ! », Tout comme Huxley l'avait dit après avoir lu l'Origine. Tout semblait si clair soudainement. »

La première fois qu'il avait rencontré Elderman, ce dernier avait dit à Sacks, vous n'êtes pas du tout un théoricien. Et Sacks lui avait répondu : « Je le sais bien. Je suis un travailleur de terrain. Mais mes travaux vous aideront à élaborer votre théorie. » Avant la publication de la théorie d'Edelman, un des plus grands neuroscientifiques, elle avait fait l'objet de nombreuses discussions et pré-publications, cette Ĺ“uvre magistrale présente une vision radicalement nouvelle de la fonction du cerveau et du système nerveux. Son idée centrale est que le système nerveux de chaque individu fonctionne comme un système sélectif qui ressemble à la sélection naturelle dans l'évolution, mais elle opère avec des mécanismes différents. En fournissant une base neuronale fondamentale pour la catégorisation des choses de ce monde, cela unifie la perception, l'action et l'apprentissage. La théorie révise aussi totalement notre point de vue de la mémoire, considérée comme un processus dynamique de reclassement plutôt qu'un classeur d'attributs. Cela a des implications profondes pour l'interprétation de divers états psychologiques allant de la concentration à l'interprétation des rêves. Le Darwinisme neuronal a un impact sur de nombreuses disciplines : la biologie, l'évolution, l'anatomie, la physiologie, l'éthologie et la psychologie. Une théorie de la fonction cérébrale qui ouvre la voie à de toutes nouvelles discussions philosophiques sur la relation corps-esprit, les origines de la connaissance, les fondements de la perception et du langage.

En d'autres mots, un enfant vient au monde avec un cerveau qui a un énorme potentiel, mais qui n’est pas encore développé. Certains réflexes physiologiques de base sont pré-déterminés tels que manger, boire...  mais tout le reste de son cerveau constitue un territoire qui connaîtra une énorme évolution tout au long de son existence. Un cerveau humain est une machine à expérimenter. L’enfant, l’adolescent, l’adulte expérimentent continuellement. Il teste, enregistre ses perceptions, et construit sa mémoire. Ce faisant, des agglomérats de neurones se connectent en réseaux et interagissent. Lorsqu’un phénomène a déjà été expérimenté et enregistré et qu'il se manifeste à nouveau, il se répercute dans l’immense cartographie neuronale qui le reconnaît et lui donne tout son sens. Ainsi l’homme construit de manière permanente sa réalité, et en la partageant, il contribue à créer une réalité commune.

Voilà qui vous donnera, je l'espère, l'envie de lire les livres du Dr Sacks, j'ajoute quelques liens dont l'interview qu'il a accordé à Laure Adler au printemps dernier. Il y parle, entre autres, de son handicap, ce qui donne des anecdotes assez drôles. « Depuis mon enfance, je souffre de migraines ophtalmiques. Je vois avec des zigzags, je perds le sens des couleurs, mes yeux voient des mouvements, je perds une partie de mon champ visuel. » Oliver Sacks a du mal à reconnaître les gens, les immeubles, les lieux. Il a, par exemple, la capacité de reconnaître seulement une dizaine de visages alors que nous en reconnaissons environ 1000. Selon les catégories de Jérôme Bruner, il a une déficience d'imagerie iconique alors que son imagerie pro-active est, elle, extrêmement développée.10

Pour que nous comprenions, il raconte l'anecdote lorsqu'il habitait en banlieue de New York et que son assistante, depuis plus de trente ans, venait le voir une fois par semaine. À la gare, il faisait souvent monter une autre personne à sa place parce qu'il ne la reconnaissait pas. Ou cette fois où il peignait sa barbe en se regardant dans une vitrine. Il s'aperçut que le reflet ne suivait pas son mouvement. En fait, c'était un autre homme barbu qui était en face de lui et qui ne comprenait pas pourquoi cet homme se peignait la barbe en le regardant fixement ! Un handicap qui lui a causé pas mal de soucis. Il s'est souvent perdu et a dû s'excuser des milliers de fois. Cela l'a toutefois obligé de se rapprocher de ses patients, d'une part parce qu'il peut se représenter un handicap (en ayant un lui-même), et d'autre part, pour compenser ce qui lui échappe. Il explique, entre autres, que lorsqu'il ferme les yeux, il ne peut se rappeler l'image de sa mère, car il ne peut voir que les images en mouvement, comme une image de lui, par exemple, s'il s'imagine jouant du piano, il revoit le mouvement de ses mains.

La musique a aussi joué un rôle important dans sa vie. « J’ai eu un accident à cause duquel ma jambe a été paralysée et insensible ». Mais après avoir écouté le Concerto pour violon en mi mineur de Félix Mendelssohn, il eut une révélation : « c’est ce que Luria appelle « la mélodie cinétique », c’est-à-dire qui donne le rythme de la marche. ». Le Dr Sacks a repris le piano depuis peu ; un piano qui appartenait à son père et qui date de 1894. Il s'est rappelé des morceaux qu'il avait joués il y a 70 ans. Il les joue avec les mêmes erreurs qu'il faisait à l'âge de 11 ans ! Il essaie de corriger ses erreurs avec son nouveau professeur, prouvant qu'il n'y pas d'âge pour apprendre. Celui qui fréquente des personnes âgées depuis fort longtemps, insiste pour rendre hommage au grand âge qui « vous offre », dit-il, « une liberté d'esprit, de l'espace et peuvent ouvrir le champ de la pensée. »11

Il aurait encore tellement de choses à écrire sur le fabuleux Dr Sacks. Je le laisserai conclure :

« Je suis un conteur, pour le meilleur et pour le pire. Je soupçonne que cette attirance pour les histoires est une prédisposition universelle de l'homme qui va à la rencontre de ses pouvoirs de langage, de la conscience de soi et de la mémoire autobiographique. (...) Dans toute ma vie, j'ai écrit des millions de mots, mais l'acte d'écrire est toujours aussi amusant et frais tout comme cela l'était quand j'ai commencé à écrire il y a presque soixante-dix ans. »

Voilà, je voulais partager avec vous, mon admiration pour cet homme qui incarne parfaitement en quoi consiste une vie pleinement vécue. L'autobiographie d'Oliver Sacks s'ouvre sur cette pensée de Kierkergaad : « La vie ne peut être comprise qu'en regardant derrière soi, mais elle ne doit être vécue qu'en regardant devant. »

Merci Dr Oliver Sacs pour cet immense legs et cet amour de la vie et des autres que vous partagez avec une générosité rare. Quel modèle pour nous tous !

ENVIE DE TENTER L’EXPÉRIENCE ?

Découvrez l’exercice No. 5

Révélez-vous !


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Pour aller plus loin :

Les livres du Dr Sacks et son blog.

http://www.oliversacks.com/blog/

Podcast de son interview sur Radiolab.  

Interview par Laure Adler sur France Culture