La mort blanche🔺de ROMAN OPALKA
L'ESPACE -TEMPS OU L’OBSESSION JUSQU’AU-BOUTISTE D’UN ARTISTE
« À partir de notre petitesse, nous créons notre grandeur. »
Révisé 6 juillet 2020
Roman Opalka est décédé le 6 août 2011. Quarante-cinq années se sont écoulées entre l'inscription du premier nombre, le 1, et le dernier 5607249. Il a tenu son pari fou de créer une œuvre qui serait une unité en expansion par rapport à sa propre durée.
Avec son œuvre principale, Roman Opalka a créé un document inédit sur le temps et sa définition. De 1965 à sa mort, il a peint en blanc des lignes de nombres en ordre croissant sur des toiles qui s'éclaircissaient, de 1 à l'infini, « les détails », afin de laisser une trace d'un temps irréversible. Chaque « détail » s'accompagne d'un enregistrement de sa voix — qui se transforme au fil du temps — au moment où il les inscrit.
Après chaque séance, il enfilait une chemise blanche et photographiait son visage devant « le détail » en cours. Avant de mourir, il a détruit les milliers de négatifs et n'a conservé que deux cents tirages n/b sur papier, 24x30,50 cm. Derrière chacun de ses autoportraits, il y a une mèche de cheveux correspondant à la date de la prise de vue, blonde au début, blanche à la fin.
« Du blanc pictural au blanc moral »
Artiste de l'abstraction ou premier zéiste comme il le disait, clin d'œil à Être et Temps (Sein und Zeit) d'Heiddeger, il avait pris la mort comme instrument pour exalter la vie par la peinture.
« La mort comme outil pour achever l'œuvre. ».
Pour celui qui voulait dénombrer le temps, il n'y avait rien de sinistre ou d'ennuyeux dans cette mise à corps sacrificielle picturale.
« Chaque fois que j'ajoute un nombre, tout change. Chaque pas ajoute de la durée à tous les pas vécus. »
Roman Opalka n'associait pas sa démarche à la tristesse, mais plutôt à la joie, à la manifestation d'une existence qui prépare à une naissance de la mort. Une façon digne de se tenir debout, devant son chevalet, devant son œuvre pour déchiffrer le temps irréversible et permettre comme il le disait :
« la transformation du blanc pictural au blanc moral ».
Un espace-temps où l’art guérit
Même si la conception de son œuvre exige un protocole, une étude presque clinique, le résultat n'est pas froid. Roman Opalka nous entraîne dans un espace-temps où l'art guérit. Dans son œuvre, éthique et esthétique fusionnent lentement au fil du temps : Le sfumato de ses nombres hypnotise, exorcise ; ses sons comme des mantras envoûtent ; son blanc apaise. Il y a un côté métaphysique dans cette promenade dans le temps. Comme si ce temps qui avance irrémédiablement pouvait aussi jouer en notre faveur.
L'artiste est bien placé pour le savoir. Les premières années de sa vie ont été aussi noires que les dernières ont été blanches. ll naît en 1931 dans la Somme en France de parents polonais. Son père est mineur. La grande crise oblige sa famille à retourner en Pologne où une vie extrêmement difficile les attend. En 1939, son père est mobilisé. Un an plus tard, toute sa famille est déportée en Allemagne. Roman n'a que neuf ans lorsqu'il doit affronter les atrocités innommables dans les camps d'Auschwitz.
Comment vivre après cela ?
Sa vie est passée du noir au blanc, comme son œuvre. La création de son espace-temps l'a préservé du suicide. Son œuvre — et le rituel pour la créer — a contribué à le sauver.
« J'ai compris le sens de ma vie dans le non-sens à peindre une suite de signes logiques, n'allant nulle part et m'avançant à la rencontre de moi-même. »
Dès le début, après des études de lithographe à l'école de graphisme de Walbrzych Nowa Ruda, puis à l'École des arts appliqués de Lodz en Pologne et finalementà l'Académie des beaux-arts à Varsovie, il cherche à capter, dans la peinture, l'unité du temps.
Dans Rencontre par la séparation en 1991, il explique :
« Il y a deux ‹ ici et maintenant › : l'un appartient à l'objet, l'autre au sujet ; espace et expérience du corps pour le sujet, dans son unité en expansion, dans sa conscience du temps, dans son aspect multidirectionnel du changement, d'une présence dans ses relations au passé et au devenir, créant la réalité spécifique du temps irréversible. Mes premiers essais d'affronter le temps (1960 -1963), semblables bien que toujours autres par la nature même du geste, se développaient dans un espace bidimensionnel, en le remplissant par de minuscules touches de peinture blanche sur un fond noir, ou bien de peinture noire sur fond blanc, au moyen d'un petit pinceau, laissant se développer librement le résultat. Consciemment, je m'étais efforcé de peindre, par des mouvements désordonnés, un chaos.
Après une certaine expérience d'observations, j'ai réalisé que j'étais porté par une tendance naturelle, indépendante de ma volonté, à des relations organisées entre divers groupes et qui, d'elles-mêmes, amenaient certaines formes de structures. Je décidais de les neutraliser par des ponctuations précises dans la série de travaux intitulés : Chronomes, qui étaient constitués seulement de traits, de zigzags ou bien encore de points sans me laisser porter par cette inclination "auto organisatrice".
À partir de là , les résultats ont commencé à m'intéresser et à répondre à un certain essai de visualisation du temps, mais il manquait à ces exercices l'aspect fondamental des raisons logiques, éthiques, déterminant la forme dans son développement. Je pouvais remplir des espaces à deux dimensions par une quantité aléatoire d'éléments dichotomiques à ce point rapprochés qu'ils en arrivaient à disparaître, sans pouvoir décider de s'arrêter avant que la structure n'ait totalement disparu et ne soit devenue visuellement absente.
Chaque œuvre peut être considérée comme achevée, même si elle n'est que pensée et non pas réalisée de facto, si on accepte un jeu, un compromis dialectique, mais il est difficile ‹ psychologiquement › de prendre la décision fondée sur la bonne foi, et jugée à partir de son principe formel, qu'une œuvre d'art est réellement achevée dans sa raison d'être.
Cet aspect arbitraire de toute création artistique m'a toujours posé des difficultés d'appréciation quant à la qualité intrinsèque de l’œuvre. Chaque œuvre, chaque texte, chaque définition de la pensée peuvent être formulés à l'infini sans la certitude rationnelle de se trouver au plus près de sa première version ou d'une multitude de précisions possibles, parce qu'il nous manque les arguments objectifs pouvant prouver une faute, et, s'il n'y a pas de preuves objectives d'erreurs, il nous manque aussi la satisfaction possible de la qualité immanente à la création. »
LE GRAND DÉCLIC
Roman Opalka reçut la révélation la plus étonnante qui soit en réponse à sa quête obsessionnelle pour capter la matière du temps. Alors qu'il attendait sa première femme dans un café à Varsovie, il commença — pour tuer le temps — à écrire des nombres à partir de 1 jusqu'au moment où elle serait de retour. Ce fut le grand déclic. En rentrant à son atelier, il décida de peindre en blanc avec un pinceau n°O sur des toiles noires de 196 x 135 cm la suite des nombres de un à l'infini, en raison de 384 par jour. Lorsqu'il était en voyage, il poursuivait la suite des nombres à l'encre noire sur du papier blanc de format A-4 pour ses cartes de voyage.
En 1972, lorsqu'il arriva à son premier million, il décida, pour plus de rigueur, d'ajouter 1% de blanc à chaque fond d'une nouvelle toile. En prévision du jour où il peindrait des nombres blancs sur un fond blanc, il choisit une peinture au zinc pour la différencier de peinture au titane qu'il utilisait déjà pour les nombres. Même si ces dernières toiles étaient entièrement blanches, mathématiquement, il n'a jamais été dans le blanc absolu. Quelle belle métaphore avec la vie : Iil rencontre la toile blanche qu'il couvre de noirs qui iront en s'éclaircissant au fil du temps.
« Je voulais manifester le temps, son changement dans la durée, celui que montre la nature, mais d'une manière propre à l'homme, sujet conscient de sa présence définie par la mort : émotion de la vie dans la durée irréversible. »
En 1976 alors qu'il est invité à Dublin, il rencontre celle qui deviendra sa deuxième femme.
« L'amour avant l'amour. » avait-il l'habitude de dire en parlant de Marie-Madeleine.
Après avoir vécu à New York en 1972 et à Dublin de 1976 à 1977, il s'installe définitivement en France où il vivra heureux. Son dernier atelier, un ancien corps de ferme qu'il a rénové dans le Pays de la Loire, représentait l'atelier de ses rêves.
Parce que chaque jour, il se préparait à la mort, il savourait chaque minute de la vie y compris les temps méditatifs dans son atelier. Il disait manifester sa vie par une œuvre, comme chacun de nous le faisons.
« Chaque vie est une œuvre. La mort étant son achèvement parfait. À partir de notre petitesse, nous créons notre grandeur. »
Le film OPALKA, — Life, One Work d'Andrzej Sapija a remporté le premier prix du Festival International du Film sur l'Art 2012. Avec sa caméra, le réalisateur nous fait entrer à pas feutrés dans l'atelier de l'artiste au cœur de l'œuvre d'une vie. On se laisse hypnotiser par les sons des nombres que l'artiste prononce en les peignant sur une toile blanche. On entre en méditation dans un espace-temps où la vie prend tout son sens parce que la mort existe.
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