đ La vision de lâarchitecte africaine, Mariam Issoufou pour lutter contre lâurgence climatique
Lâarchitecte nigĂ©rienne Mariam Issoufou sâappuie sur les savoirs ancestraux et les matĂ©riaux locaux pour concevoir des alternatives durables Ă la climatisation.
Lors de la rĂ©cente Irish Design Week, Mariam Issoufou et Lesley Lokko, fondatrice et directrice de lâAfrican Futures Institute, ont Ă©changĂ© lors dâune conversation approfondie intitulĂ©e Imagination for Opportunity.
Dans son discours dâouverture, Lokko a soulignĂ© que si nous ne pouvons pas imaginer un monde meilleur, nous ne pourrons pas le construire. Elle a ajoutĂ© : « Ă lâintĂ©rieur de chaque architecte rĂ©side le dĂ©sir dâamĂ©liorer les choses, que ce soit Ă lâĂ©chelle dâun dĂ©tail assemblant bois et pierre, ou Ă lâĂ©chelle de lâenvironnement. »
Au cours de leur discussion, Issoufou a Ă©voquĂ© certains de ses projets et le processus qui guide sa pratique architecturale : « La question que nous nous sommes posĂ©e Ă©tait : comment concevoir un projet qui puisse ĂȘtre construit naturellement et sans effort, avec les compĂ©tences disponibles localement ? Cette rĂ©flexion est devenue centrale dans mon approche. Elle repose sur une recherche prĂ©alable qui identifie les opportunitĂ©s prĂ©sentes sur le terrain : les matĂ©riaux disponibles, les compĂ©tences et le savoir-faire â quâils soient ancestraux ou modernes â afin de donner vie Ă un projet. »
đ Ă ne pas manquer ! DĂ©couvrez lâĂ©change fascinant entre Mariam Issoufou et Lesley Lokko lors de lâIrish Design Week. Leur discussion, âImagination for Opportunityâ, explore comment lâarchitecture peut transformer nos environnements en sâappuyant sur les savoirs locaux. Retrouvez la conversation sur le site officiel [Irish Design Week] (voir le lien dans les rĂ©fĂ©rences ci-dessous).
Mariam Issoufou :
Une Architecte Engagée pour un Avenir Durable
Mariam Issoufou est une architecte nigĂ©rienne diplĂŽmĂ©e de l'UniversitĂ© de Washington. En 2014, elle fonde Atelier MasĆmÄ«, un cabinet dâarchitecture et de recherche basĂ© Ă Niamey, avec un studio Ă New York. Son travail couvre un large Ă©ventail de projets : publics, culturels, rĂ©sidentiels, commerciaux et urbains, avec une ambition claire : concevoir des espaces qui Ă©lĂšvent, dignifient et amĂ©liorent la qualitĂ© de vie.
Des Projets Visionnaires
Parmi ses réalisations marquantes :
Hikma Community Complex, une bibliothÚque et mosquée primée par deux Global Lafarge Holcim Awards pour son approche durable.
Niamey 2000 Housing, une réponse innovante à la crise du logement au Niger, finaliste du prestigieux Prix Aga Khan d'Architecture 2022.
Projets en cours : le Yantala Office Building au Niger et le Ellen Johnson Sirleaf Presidential Center for Women and Development au Liberia.
Un Engagement Académique et International
Professeure dâArchitecture, Patrimoine et DurabilitĂ© Ă lâETH Zurich, elle a enseignĂ© Ă Brown University et a Ă©tĂ© critique invitĂ©e Ă la Harvard Graduate School of Design (2021). Son travail est reconnu Ă lâinternational : laurĂ©ate du Prix Prince Claus (2019), nommĂ©e parmi les 15 femmes crĂ©atives de notre temps par le New York Times, et son agence figure sur la liste AD100 depuis 2021.
Issoufou incarne une vision de lâarchitecture ancrĂ©e dans lâinnovation et la durabilitĂ©, rĂ©conciliant hĂ©ritage ancestral et modernitĂ© pour rĂ©pondre aux dĂ©fis climatiques et sociaux.
Lâenjeu est crucial alors que les vagues de chaleur sâintensifient partout sur la planĂšte. Mais son approche peut-elle sâappliquer en Europe et en AmĂ©rique ?
Le design bioclimatique
de Mariam Issoufou
Le design bioclimatique de Mariam Issoufou repose sur trois composantes essentielles :
1. Les matériaux à forte inertie thermique
Elle privilégie la terre crue, dont la capacité à absorber et restituer lentement la chaleur permet de stabiliser les températures intérieures. Dans ses bùtiments, au Niger, on enregistre des températures de 10°C moindre que dans des constructions en béton. Ce principe, validé par des études sur les matériaux à haute masse thermique, réduit les besoins en climatisation de 30 %.
2. Ventilation passive optimisée
Ses designs intĂšgrent des courants dâair naturels via des ouvertures stratĂ©giques et des cheminĂ©es de ventilation, une technique inspirĂ©e des mosquĂ©es en terre dâAgadez. Cette mĂ©thode Ă©limine jusquâĂ 70 % des besoins en climatisation.
MosquĂ©e Ă Agadez, Niger. Photographie prise en 1997. 1997 #277-9A MosquĂ©e dâAgadez (image issue des Commons, utilisĂ©e le 20 dĂ©cembre 2007, par AxelBoldt).
La Grande MosquĂ©e dâAgadez, Ă©rigĂ©e en 1515 sous lâempire SonghaĂŻ, est un symbole architectural du Niger. Haute de 27 mĂštres (le plus haut minaret en briques de terre au monde), elle incarne lâingĂ©niositĂ© des bĂątisseurs touaregs et songhaĂŻs, qui ont maĂźtrisĂ© les contraintes climatiques du Sahara grĂące Ă des techniques traditionnelles :
Des murs Ă©pais (jusquâĂ 1 mĂštre) absorbent la chaleur diurne et la restituent la nuit, stabilisant la tempĂ©rature intĂ©rieure autour de 25-30°C malgrĂ© des extĂ©rieurs dĂ©passant 45°C.
Des ouvertures stratĂ©giques au sommet du minaret et des chambres de priĂšre crĂ©ent un âč effet cheminĂ©e âș, favorisant la circulation dâair sans recours Ă lâĂ©nergie.
Lâorientation du bĂątiment maximise les vents dominants pour rafraĂźchir les espaces.
3. Adaptation microclimatique
Chaque projet dĂ©bute par une analyse approfondie du contexte local : orientation solaire (maximiser lâombre en Ă©tĂ©, capter la chaleur en hiver) ; utilisation de la vĂ©gĂ©tation comme pare-soleil naturel ; Ă©limination des prĂ©cipitations (toits inclinĂ©s pour Ă©vacuer les pluies tropicales).
Est-il possible de transposer cette approche dans différents climats ?
Certaines techniques du design bioclimatique sont dĂ©jĂ utilisĂ©es en Europe et en AmĂ©rique, mais elles pourraient lâĂȘtre bien davantage.
Le pourtour méditerranéen utilise depuis fort longtemps de telles techniques : ventilation naturelle, isolation par la terre, la masse thermique des murs.
Dans le sud de lâEspagne, oĂč les tempĂ©ratures flirtent avec les 45°C lâĂ©tĂ©, les anciens bĂątisseurs ont dĂ©veloppĂ© dĂšs le Moyen Ăge un savoir-faire bioclimatique dâune redoutable efficacitĂ©. Loin des climatiseurs Ă©nergivores, leurs techniques combinent matĂ©riaux locaux et ingĂ©nierie passive â un hĂ©ritage aujourdâhui redĂ©couvert face au rĂ©chauffement climatique :
- Murs Ă©pais : Les maisons traditionnelles andalouses arborent des murs de 80 cm Ă 1 m dâĂ©paisseur, en pisĂ© (mĂ©lange terre-paille) ou pierre locale. Ces masses thermiques gĂ©antes jouent un rĂŽle de batterie climatique : le jour elles absorbent la chaleur extĂ©rieure (jusquâĂ 2 500 kJ/mÂł pour la terre crue), et la nuit, elles restituent la fraĂźcheur par rayonnement infrarouge.
- Cour intĂ©rieure : inspirĂ©es des patios romains et raffinĂ©es par les Maures, ces cours centrales crĂ©ent un microclimat autonome Ă lâaide des trois dispositifs suivants : les fontaines â lâĂ©vaporation de lâeau abaisse la T° de 3 Ă 5°C ; la vĂ©gĂ©tation â les orangers ou glycines filtrent les UV (indice foliaire >4) ; la ventilation â lâair chaud sâĂ©chappe par des lanternons, aspirant lâair frais des piĂšces adjacentes.
- FenĂȘtres minimalistes : contrairement aux baies vitrĂ©es modernes, les ouvertures andalouses adoptent une gĂ©omĂ©trie dĂ©fensive : petite taille : Surface vitrĂ©e †10% de la façade (vs 30% standard actuel) ; grilles en bois (celosĂas) qui filtrent 70% du rayonnement solaire direct ; volets Ă©pais : Isolation nocturne par cloisons mobiles en chĂȘne-liĂšge.
- Orientation : le tracé urbain médiéval obéit à une chorégraphie solaire. Les ruelles étroites (3-4 m) créent des courants ; les façades blanches réfléchissent la lumiÚre : Albédo de 0,8 contre 0,3 pour le béton gris ; les toits-terrasses stockent la fraßcheur nocturne dans des jarres enterrées.
- MatĂ©riaux hygroscopiques : les enduits Ă la chaux â omniprĂ©sents â exploitent un phĂ©nomĂšne mĂ©connu qui se dĂ©cline en deux temps : lâabsorption : 30 g dâeau/mÂČ par heure en cas dâhumiditĂ© ambiante; la dĂ©sorption : restitution progressive de cette eau lors des pics de chaleur. Ce phĂ©nomĂšne a pour impact de rĂ©duire de 15% la charge thermique.
En AmĂ©rique du Nord, ces principes de rĂ©gulation bio-climatiques pourraient servir de modĂšles pour des villes comme Phoenix ou Las Vegas oĂč plus de 40% de lâĂ©lectricitĂ© rĂ©sidentielle sert Ă la climatisation.
Mais malheureusement les normes anti-incendie et les prĂ©jugĂ©s quant Ă la lâutilisation de techniques anciennes freinent leur adoption.
Les arguments Ă©conomiques
Contrairement aux certifications coĂ»teuses type LEED, lâapproche Issoufou mise sur :
- Des circuits courts : 90 % de matériaux proviennent de fournisseurs locaux, ce qui a pour avantage de créer des emplois non délocalisés.
- Une maintenance low-tech : il nâest pas nĂ©cessaire dâavoir recours Ă des systĂšmes mĂ©caniques complexes.
- Une « autonomie énergétique » basée sur une facture énergétique faible, un facteur de plus en plus crucial face aux crises énergétiques actuelles.
Apprendre Ă Vivre et Faire avec ce que lâon a !
« Le Nord doit rĂ©apprendre Ă construire avec son territoire », affirme lâarchitecte. Alors que lâUE vise la neutralitĂ© carbone du bĂąti dâici 2050, ses mĂ©thodes prouvent quâune alternative aux high-tech coĂ»teuses existe â pourvu quâon accepte de puiser dans le patrimoine vernaculaire de chaque pays.
Reste Ă transformer lâessai â si Issoufou exporte dĂ©sormais ses concepts jusquâau BrĂ©sil, son dĂ©fi majeur reste de faire taire les prĂ©jugĂ©s⊠y compris chez les dĂ©cideurs occidentaux.
Illustration : Pierre GuitĂ© et Mid-Journey AI â Une simulation dâarchitecture biophilique, ce gratte-ciel moderne sâintĂšgre harmonieusement Ă la nature, avec ses terrasses verdoyantes et ses vues panoramiques sur la ville.
Un dialogue entre passé et futur :
repenser lâhabitat de demain
Plus quâune simple approche technique, le design bioclimatique de Mariam Issoufou interroge notre maniĂšre dâhabiter le monde. Il nous invite Ă repenser nos constructions non comme de simples Ă©difices, mais comme des organismes vivants, en dialogue avec leur environnement.
Son architecture ne se limite pas Ă concevoir des bĂątiments : elle raconte une histoire, celle dâun dialogue permanent entre le passĂ© et lâavenir, entre la mĂ©moire des lieux et les dĂ©fis du futur. Ses constructions ne sont pas seulement fonctionnelles ou Ă©cologiques, elles incarnent un acte de rĂ©sistance face Ă lâhomogĂ©nĂ©isation architecturale mondiale et un appel Ă rĂ©apprendre Ă bĂątir avec ce que nous avons sous nos pieds.
Et si lâarchitecture bioclimatique ne se rĂ©duisait pas Ă une simple alternative aux technologies Ă©nergivores, mais reprĂ©sentait une philosophie dâhabitation du monde ? Une maniĂšre de tisser des liens plus profonds avec notre environnement, de repenser nos villes comme des organismes vivants, capables de respirer, de sâadapter et de dialoguer avec le climat plutĂŽt que de le subir.
Dans ce contexte, le projet ATAVISM â Architecture Heritage and Sustainability de lâETH Zurich, auquel participe Mariam Issoufou, pose une question centrale :
đ LâAfrique, riche de ses savoir-faire vernaculaires, peut-elle devenir un laboratoire dâinnovation durable plutĂŽt quâun territoire Ă "moderniser" ?
Il est temps de briser le paradigme de lâarchitecture importĂ©e et de reconnaĂźtre que les solutions de demain existent souvent depuis des siĂšcles, inscrites dans les paysages et les traditions locales.
La ville du futur sera-t-elle une mĂ©gastructure de verre et dâacier bardĂ©e de climatiseurs, ou bien un Ă©cosystĂšme organique inspirĂ© par les savoirs ancestraux et les dynamiques naturelles ?
Habiter un lieu, câest aussi sây adapter.
Quels imaginaires devons-nous réinventer pour mieux cohabiter avec notre environnement ?
En quoi lâAfrique pourrait-elle devenir un laboratoire dâinnovation durable plutĂŽt quâun espace Ă "rattraper" par rapport Ă lâOccident ?
Lâarchitecture peut-elle redevenir une conversation entre lâhumain et son territoire ?
Références
Mariam Issoufou and Lesley Lokko in conversation, Irish Design Week, December 2024.
RĂ©flĂ©chir avec l'Ćuvre de Han Kang, laurĂ©ate du Prix Nobel de littĂ©rature 2024, qui explore la nature comme reflet de nos traumatismes personnels et collectifs.