QUILLS de Doug Wright đ» avec Robert Lepage
Robert Lepage incarne un sublime et sulfureux Marquis de Sade.
Ătes-vous de ceux qui courront Ă la librairie dĂšs que le livre d'un auteur que vous aimez est publiĂ© ? Moi, c'est Robert Lepage qui me fait courir.
Pas une seule fois, je suis sortie d'une mise en scÚne signée Robert Lepage sans me plonger dans une profonde réflexion. Il a l'art de nous amener à un autre niveau de réflexion, de provoquer une metacognition. Robert Lepage nous apprend à penser en nous divertissant, à nous poser encore plus de questions. Il nous fait voir et comprendre les choses de l'intérieur.
Cette fois, avec la piĂšce Quills de Doug Wright, l'artiste nous surprend avec une reprĂ©sentation plus classique oĂč les effets spĂ©ciaux dominent moins que dans la plupart de ses piĂšces. Du grand thĂ©Ăątre servi par un texte traduit avec justesse, voire crĂ©ativitĂ©, par Jean-Pierre Cloutier, le co-metteur en scĂšne. Tous ceux qui aiment les mots et le langage ne peuvent qu'apprĂ©cier une telle mise en scĂšne. EntourĂ© de cinq excellents comĂ©diens qui se dĂ©multiplient en plusieurs personnages, Robert Lepage incarne un sublime et sulfureux Marquis de Sade.
Un auteur qui n'a pas fini de titiller nos imaginaires. L'annĂ©e derniĂšre, c'Ă©tait l'exposition organisĂ©e par le MusĂ©e d'Orsay Ă Paris, dont le prĂ©sident est l'ancien directeur du MusĂ©e des Beaux-Arts de MontrĂ©al, Guy Cogeval, un historien de l'art du XIXe siĂšcle, notamment des Nabis et d'Ădouard Vuillard, qui le mettait en vedette.
L'idĂ©e de l'historienne de l'art Annie Lebrun, grande spĂ©cialiste de Sade, a tout de suite conquis Guy Cogeval. Il est intĂ©ressant de comprendre que Sade n'invente rien, il est plutĂŽt le reflet d'une Ă©poque, explique la commissaire. Le choix des Ćuvres de la collection permanente du XIXe SiĂšcle du MusĂ©e d'Orsay que l'historienne a mis en dialogue avec des citations de Sade et d'autres auteurs de la mĂȘme Ă©poque est Ă©loquent Ă cet Ă©gard.
Les artistes sont doués pour montrer ce qui se cache dans nos inconscients :
le dĂ©sir, la fĂ©rocitĂ© du dĂ©sir, sa singularitĂ©, l'extrĂȘme, le bizarre, le monstrueux... toutes ces pulsions qui font partie de la nature humaine et qu'il est difficile d'admettre au grand jour.
Le rĂ©cit de Quills se dĂ©roule en France, sous NapolĂ©on 1er, dans l'asile de Charenton. Le cĂ©lĂšbre auteur libertin, le Marquis de Sade, Ă la rĂ©putation sulfureuse, a croupi dans les prisons de Vincennes et de Bastille â sur les soixante-quatorze annĂ©es que dura sa vie, il passera un total de vingt-sept ans en prison ou en asile de fous.
Le marquis est internĂ© dans le paisible asile du Val-de-Marne en Normandie pour un long sĂ©jour. L'abbĂ© de Coulmier, rĂ©gisseur de l'asile, est convaincu que la pratique des arts dont le thĂ©Ăątre peut aider les dĂ©gĂ©nĂ©rĂ©s Ă apprivoiser leur folie. Il pense que Sade qui explore les interdits de l'ĂȘtre humain, par sa plume pourrait ĂȘtre rĂ©habilitĂ©.
Ce volet de l'histoire est basé sur ce qui s'est vraiment passé.
« Dans l'enceinte de l'hospice, on Ă©rige une scĂšne et un parterre, prĂȘt Ă accueillir prĂšs de 200 spectateurs. Et pour mettre en musique son Ă©trange thĂ©rapie, l'abbĂ© de Coulmier enrĂŽle son prisonnier le marquis de Sade, qui obtient l'autorisation d'installer sa maĂźtresse Marie-Constance Quesnet Ă l'asile dĂšs 1804. Il peut enfin rĂ©aliser son rĂȘve d'enfant : devenir dramaturge. (1)
Les saynĂštes, qu'on dit miĂšvres, n'ont pas Ă©tĂ© publiĂ©es dans les premiĂšres Ă©ditions de l'Ćuvre de Sade. Cette forme d'art-thĂ©rapie lui permet de se mettre en scĂšne entourĂ© d'attardĂ©s mentaux. Ces reprĂ©sentations connaissent un succĂšs immĂ©diat. L'intelligentsia parisienne afflue.
« Tout Paris y courut pendant plusieurs années. Les aliénés présents étaient l'objet de l'attention, de la curiosité d'un public léger, inconséquent et quelquefois méchant. [...] AprÚs le lever du rideau, une intrigue d'amour se développait en présence d'une femme hystérique et folle, toutes ses facultés affectives étaient mises en émoi... », relatera en 1835 le psychiatre français Jean Etienne Dominique Esquirol dans Mémoire historique et statistique de la Maison royale de Charenton.
DĂšs 1808, ces loufoqueries scĂ©niques ne sont pas du goĂ»t du docteur Royer-Collard, fraĂźchement nommĂ© Ă l'hospice... c'est Ă ce moment que commence Quills, l'Ćuvre controversĂ©e sur la censure de Doug Wright.
En fait, pas un mot de la piĂšce n'est Ă©crit par le Marquis de Sade, c'est l'Ćuvre du dramaturge texan, librettiste et scĂ©nariste de talent. Sa piĂšce a remportĂ© le prix Kesselring 1995 pour la Meilleure nouvelle piĂšce amĂ©ricaine du National Arts Club, et a mĂ©ritĂ© Ă Wright le Village Voice Obie Award 1996 pour rĂ©alisations dramaturgiques exceptionnelles.
Dans l'entrevue qu'il accorde à Joëlle Bond, Robert Lepage explique :
« Quills est avant tout une prise de position sur la censure, qui est nĂ©e du contexte dans lequel Doug Wright Ă©voluait dans les annĂ©es 90 aux Ătats-Unis. Il y avait Ă l'Ă©poque un genre de retour de la droite, qui s'exprimait Ă travers les dĂ©cisions politiques de gens comme le sĂ©nateur Jesse Helms, qui a, notamment, co-Ă©crit la loi Helms-Burton renforçant l'embargo contre Cuba. Au mĂȘme moment, certains artistes en art visuel exploraient la sexualitĂ© Ă travers un art qui jouait avec les limites de la dĂ©cence. Ils Ă©taient des cibles de choix pour Helms et les autres politiciens « reaganiens » de la sorte, qui les exposaient pour discrĂ©diter le soutien financier Ă l'art. Doug Wright s'est servi de l'histoire de Sade pour dĂ©noncer cette forme de censure, mĂȘme si, dans la piĂšce, tout est extrapolĂ©, bien sĂ»r. C'est une piĂšce sur la libertĂ© d'expression, mais aussi sur les responsabilitĂ©s qu'elle prĂ©suppose. » (2)
Rejoignant la commissaire d'Une exposition, un regard :
« Sade. Attaquer le soleil », Jean-Pierre Cloutier ajoute : « Pour moi, mĂȘme si l'action se dĂ©roule Ă l'Ă©poque de la RĂ©volution Française, oĂč l'imaginaire sexuel a, en quelque sorte, explosĂ© dans la littĂ©rature, je me rends compte que notre rapport Ă la sexualitĂ© n'a peut-ĂȘtre pas autant Ă©voluĂ© qu'on voulait le croire, finalement. MĂȘme si on en parle beaucoup, on bouffonne sur le sujet, on s'en sert pour vendre, on la dĂ©forme... mais je me demande si on arrive Ă en parler avec autant de sincĂ©ritĂ© que le marquis. Il dĂ©nonçait quelque chose qui fait partie de la nature humaine, que certaines personnes pratiquaient dĂ©jĂ depuis longtemps, mais il Ă©tait le premier Ă amener cela dans l'espace public. J'aime aussi cette vision de la personnalitĂ© artistique qui est prĂ©sentĂ©e dans la piĂšce comme Ă©tant une pulsion vive et incontrĂŽlable. MĂȘme si le marquis est conscient de l'impact de son Ă©criture, il ne pouvait nier sa nature profonde. »
Voilà ce qui a interpellé les deux metteurs en scÚne dans le choix de cette piÚce présentée au Trident à Québec et à l'Usine C à Montréal. Finalement, ce ne serait toutefois pas du Robert Lepage sans une utilisation créative d'effets scéniques originaux et technologiques.
Inspiré du cinéma, le co-metteur en scÚne Jean-PIerre Cloutier explique leurs choix :
« Ă l'origine, la piĂšce se dĂ©roule dans deux lieux seulement, soit le bureau et la cellule. Si le cinĂ©ma m'a influencĂ© dans mes choix scĂ©nographiques, c'est parce que j'avais le souhait de faire voyager le spectateur dans tous les recoins possibles de l'asile de Charenton, comme on pourrait le faire au cinĂ©ma. Nous avons travaillĂ© un univers visuel inspirĂ© des glockenspiels, ces petites horloges allemandes qui reprĂ©sentent une foule de petites saynĂštes dans un tout petit espace. Comme on parle de censure, d'hypocrisie, de perception, de folie, on avait envie d'entraĂźner le public dans cette chute oĂč les personnages perdent le nord. Les palais de glace et les labyrinthes de miroirs ont aussi Ă©tĂ© une grande source d'inspiration pour nous. »
Les jeux de miroirs fonctionnent Ă merveille dans ce palais des glaces rĂ©-inventĂ© sur la scĂšne de l'Usine C. C'est Ă se demander comment les comĂ©diens rĂ©ussissent Ă garder leurs repĂšres, pour un texte aussi exigeant, dans cette mouvance labyrinthique oĂč les reflets dont ceux de la salle rappellent des imaginaires en constante Ă©bullition.
Bravo Ă Robert Lepage et Jean-Pierre Cloutier pour toutes ces trouvailles crĂ©atives et aux comĂ©diens Ărika Gagnon, Pierre-Olivier Grondin, Jean-SĂ©bastien Ouellet, Mary-Lee Picknell. Vivement le prochain projet d'Ex Machina, formidable laboratoire vivant.
En 1994, quand Robert Lepage a proposé à ses collaborateurs de trouver une identité à son prochain groupe de travail, il a posé une condition : le mot théùtre ne devait pas faire partie du nom de la nouvelle compagnie.
Ex Machina est donc une compagnie multidisciplinaire qui rĂ©unit des comĂ©diens, des auteurs, des scĂ©nographes, des techniciens, des chanteurs dâopĂ©ra, des marionnettistes, des infographistes, des cadreurs, des contorsionnistes, des acrobates et des musiciens.
Les crĂ©ateurs dâEx Machina croient quâil faut mĂȘler les arts de la scĂšne, comme la danse, le chant lyrique et la musique, avec les arts dâenregistrement, comme le cinĂ©ma, la vidĂ©o et le multimĂ©dia. Quâil faut provoquer des rencontres entre scientifiques et auteurs dramatiques, entre peintres de dĂ©cors et architectes, entre artistes Ă©trangers et quĂ©bĂ©cois.
Lâexercice que je vous propose nâa rien Ă voir avec la technologie, il vous encourage toutefois Ă Ă©crire comme le Marquis de Sade lâa fait Ă son Ă©poque⊠écrire est non seulement thĂ©rapeutique, cela aide Ă mieux rĂ©flĂ©chir.
Envie de tenter lâexpĂ©rience ?
Faites lâexercice No. 82
Ă vos carnets !
Références :
http://lacaserne.net/index2.php/theatre/
http://www.musee-orsay.fr/fr/evenements/expositions/au-musee-dorsay/presentation-generale/article/sade-41230.html?cHash=d3cf9cb3ab
https://fr.wikipedia.org/wiki/Donatien_Alphonse_Fran%C3%A7ois_de_Sade
(1) http://www.leparisien.fr/informations/la-derniere-folie-de-sade-14-06-2014-3921107.php#xtref=https%3A%2F%2Fwww.google.ca%2F
(2) Programme de Quills, 16 mars au 9 avril 2016, Usine C.
Source : http://lacaserne.net/index2.php/exmachina/
RĂ©flĂ©chir avec l'Ćuvre de Han Kang, laurĂ©ate du Prix Nobel de littĂ©rature 2024, qui explore la nature comme reflet de nos traumatismes personnels et collectifs.